Robinson Crusoé - Daniel Defoe

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Robinson Crusoé est un drame bourgeois, à la fois dans son aimable projet de divertissement, mais aussi dans ses visées moralistes et dans la nature des préoccupations qu’il décrit.

Un père de famille qui mena soigneusement ses affaires se trouve confronté à une tête folle de garçon, décidé à naviguer coûte que coûte. L’aimable père a beau le mettre en garde, rien n’y fait. Lorsque le patriarche dresse un index vengeur en guise de malédiction vers le fils indigne, il copie trait pour trait les grandes figures bibliques.
Robinson Crusoé sera donc un nouveau Jonas, un Jonas plausible — Defoe s’opposera fortement à l’étiquette de « roman inventé » que l’on appliquera à son récit : il en défend la véracité (moyen de défendre les quatre vérités du livre, et accessoirement, excellente publicité). Jonas concret, pour les temps actuels. Ses aventures seront merveilleuses, moins le fantastique, édifiantes et spectaculaires, sans plus d’intervention divine que l’on en rencontre dans la vie de tous les jours, où la main invisible est sagement à l’oeuvre, perçue par les seuls sages qui ont entendu les leçons de la religion.
Robinson Crusoé verra deux fois la tempête avant d’être puni une bonne fois pour toutes. Un naufrage et l’esclavage, auraient dû lui faire entrer dans la tête cette vérité : contre l’avis de ton père tu n’iras point. Car au fond, lorsqu’il s’installe au Brésil, après s’être évadé des griffes d’un pirate turc, il pourrait faire paisiblement fortune, sans revenir contrit en Angleterre. Son tort n’est pas de mener une vie d’aventure, son tort est de s’opposer une nouvelle fois à l’index paternel, à l’interdit formel de rester en mer. Tu seras un entrepreneur mon fils. Une Loi a été dite ; Robinson est celui qui ne comprend pas qu’il doit se soumettre, celui qui discute la loi avec des arguments individualistes, romantiques de surcroît (une inclination personnelle…). Son tort est d’excéder les rails, de chercher sa voie hors des formes recevables de la société industrieuse.
Robinson Crusoé fera son fameux naufrage, qui lui vaudra un quart de siècle de solitude et trois années encore d’enfermement sur l’île en compagnie de Vendredi.

Le livre devient dès lors une passion de comptabilité. Les investissements (temps de travail, nombre de planches, nombre de grains) sont scrupuleusement détaillés. Les possessions décomptées, classées, organisées, rangées. L’habitation de Robinson est un grand bonheur d’étagères. Lors de la découverte d’une épave, mais aussi lors de sa libération, et bien entendu une fois sa liberté recouvrée, Defoe exprime avec un bonheur d’enfant au pied du sapin le comput scrupuleux des objets, de leurs qualités, de leur quantité. Le moins que l’on puisse dire est que l’éveil spirituel de Robinson, qui au fil de ses aventures comprend qu’une volonté toute-puissante préside aux grandes décisions et manoeuvre tout au mieux, n’est pas janséniste. L’esprit d’un protestantisme à la solide matérialité souffle en ces pages. Et trouve parfois des accents cocasses. L’île déserte est un capital en friche, l’esprit d’aventure s’est mué en esprit d’entreprise.

Si les sentences contrites finiraient à la longue par lasser, Defoe fait preuve néanmoins de beaucoup de prudence, contestant le droit aux Occidentaux de juger à la place de la divinité le comportement et les moeurs des sauvages, lesquels ont développé leur propre chemin dans l’existence. Defoe montre comme les comportements dépendent autant des occasions que de la culture : un sauvage n’est pas moins affectueux, amoureux des siens, de sa patrie et de sa famille, pour avoir dévoré son voisin.
Le livre se place sous la stricte voie du ciel, mais il s’y place avec beaucoup de sens pratique, un refus des a priori (Robinson s’allie avec les Espagnols papistes, gracie les brigands selon ses besoins, abandonne ces mêmes Espagnols à leur triste sort, etc.), un sens consommé des affaires et une jouissance savoureuse des biens et du pouvoir : se livrant à un final de carnaval en tenue de gouverneur et parade au château.
Robinson Crusoé est le roman du bourgeois heureux, éprouvé certes, mais qui n’est pas en lutte contre l’horloge céleste, et qui, s’il sait en écouter la petite musique, trouvera à construire un grand et durable bonheur sur terre dont jouir à volonté et sans questionnement. Cette plénitude de bonheur disponible, cette grande table ouverte qu’est l’univers pour peu que l’on s’y installe en respectant la loi divine, est d’ailleurs largement étendue aux diverses activités du monde : massacre des ours et des loups (hilarant), spectacle merveilleux de la nature, belles bagarres et festins de Gaulois.

Charles Robinson

romancier

travaille dans quatre directions qui souvent s’interpénètrent : l’écriture, la création sonore, la littérature live, la création numérique.