Antichrist - Lars von Trier

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Premier indice, les articles qui signalent le film comme misogyne parlent aussitôt de confusion. Ainsi, leurs auteurs ne parviennent pas à prendre les éléments du film et à articuler ceux-ci dans un discours construit sur le thème de la misogynie.
Soit Lars von Trier est un idiot, soit c'est plutôt bon signe.

Le film s'ouvre sur un couple qui baise et sur la mort de leur enfant qui échappe à son lit et saute par la fenêtre.
— C'est ma faute, dit-elle.
— Non, répond-il. Tu ne pouvais pas l'empêcher.
Énoncé avec la plus parfaite autorité par le hiératique Willem Dafoe. La loi. Celui qui sait, face à la femme égarée par la douleur, hébétée, à qui il faut expliquer le b a-ba.
C'est tard dans le film, par un flashback où l'effet de révélation pour ce qui touche à l'anecdote peut distraire, qu'il est démontré que c'est elle qui avait raison et non pas lui : pendant que le couple baisait, elle a vu l'enfant se lever, quitter son lit, grimper sur la table, s'approcher de la fenêtre, et tomber. Elle a donc raison, mais il est dans la logique qu'elle se taise. Dans sa logique à lui, puisqu'il est le détenteur du rationnel, et qu'il est celui qui sait.

Elle est à l'hôpital, dans son deuil. Bien mené, mal mené, difficile à dire pour un deuil. En tout cas, il l'en chasse. Il l'en chasse pour la mener dans son deuil à lui. Il est thérapeute. Il sait ce qui est bien pour elle et comment il faut faire. Il lui retire les médicaments régulateurs d'humeur. Lorsqu'elle veut baiser pour couper la pression il dit non. Il est aimable, il est prévenant, il est amoureux, elle a juste à se conformer au chemin qu'il trace pour elle. Il n'est pas du tout dans la violence avec elle, pas du tout dans la domination masculine. Il sait simplement ce que doit être son deuil, le deuil d'une femme, d'une mère, et chaque fois qu'elle va sortir des rails de ce qu'il sait, il lui dira non et la remettra dans son droit chemin. Sans jamais la frapper. Il refuse de la frapper. Même quand elle le lui demande. Ce n'est pas son genre, il ne faut pas faire ça.

— Est-ce que ce sera pire après ?
— Oui, ce sera pire, dit-il, car celui qui sait n'est pas là pour apporter des consolations illusoires.

Ils ont une maison perdue dans les bois, et elle dit qu'elle a peur des bois. C'est lui qui va proposer de retourner là-bas, dans cet endroit appelé Eden. Elle dit qu'elle y souffre, il l'y ramène, il lui demande de s'y fondre, de devenir verte, avec l'herbe. Disparais dans la peur.
C'est donc bien lui, et non elle, qui conduit le mal, la souffrance, la folie dans l'Eden. Si l'on veut une lecture du thème biblique.
Arrivé là, il continue ses jeux. Il a décidé de la guérir. Il lui fait passer des épreuves. Des épreuves dont il sait qu'elles sont bonnes pour elle. Elle rebute. Elle tangue. Elle vacille et elle hurle. Elle a mal. Il est fier d'elle. Elle s'effondre et il prend la chose brisée dans ses grands bras protecteurs pour qu'elle y pleure.
Froideur affichée, certitude, plus la direction qu'il impose, c'est toute la violence à l'œuvre dans le thème de Pygmalion qui est manifestée. Une fabrique masculine usine le féminin (thème culturel, moral et sexuel).

Dans une scène incertaine, après qu'elle ait crié cette phrase très improbable, insane en apparence : « La nature est l'église de Satan », (il répond : non, puis, ni le bien ni le mal n'ont à voir avec cette thérapie), elle se lève, lui sourit, et dit qu'elle est guérie, qu'il est très fort. Elle lui offre sa guérison. Deux interprétations : elle est guérie, ou elle a décidé de lui faire plaisir et faire comme si. Il est fort mécontent et il ne répond rien. Il la regarde, figé.
Avant l'Eden, elle lui avait dit qu'il était distant avec elle, qu'il ne s'intéressait pas à elle avant qu'elle ne devienne sa patiente.
En effet, quand elle est guérie, il ne sait plus par quel bout la prendre. Alors elle s'enfuit à nouveau et retourne à la maison, pour y être bien malade. Willem Dafoe est alors saisi d'une hallucination : devant lui, un renard s'auto-dévore le flanc. Mais il ne décrypte pas l'allusion. Le renard, l'animal intelligent.

Elle sombre. Les choses se compliquent. La femme est un mystère pour l'homme. Depuis qu'ils sont dans l'Eden, il trace sur un papier une pyramide, un cône, une forme phallique, échelle sur laquelle il place ses peurs à elle. Au milieu, l'Eden. Mais quel est le point le plus haut ? Il a déjà barré les bois et Satan.
Il grimpe à l'échelle, atteint le grenier de la maison. Le mystère. Elle est venue l'été précédent avec l'enfant, et sans lui, pour y achever une thèse sur le gynocide, le meurtre des femmes dans une culture masculine. Il avait répondu « banal » à l'énoncé de son sujet. Elle n'a pas achevé le texte. Il ne le savait pas. Dans le grenier, des gravures sont clouées aux murs : supplices infligés aux démentes et aux sorcières, tortures pour obtenir que sortent de leurs bouches les vérités masculines, puis, exécutions, bûchers, figures féminines démoniaques. Le manuscrit de la thèse est couvert d'une écriture qui se distend au fur et à mesure de l'hallucination et vire à l'illisible là où elle a cédé devant l'histoire implacable.
— Tu devais analyser ces théories sur la nature mauvaise des femmes et tu les as faites tiennes ! La nature n'est pas mauvaise.
Elle n'a rien compris, n'est-ce pas ? Tandis que lui connaît cette histoire et sait que, en ce temps-là, les hommes ont imposé leur façon de voir aux femmes, et qu'elles se sont vrillées sous la pression, faisant leurs les prescriptions des hommes.

Il lui impose une dernière expérience. Il va jouer sa peur à elle. Elle sera, c'est un jeu de rôle, c'est exceptionnel, l'esprit rationnel. Elle ne sait pas bien jouer. Lui par contre est très fort et très convaincant, brodant sur la nature mauvaise, la nature enfouie en elle, la nature qui la rend mauvaise.
— Tu ne peux pas me tuer, répond-elle.
— Tu es arrogant. Tu es calme, mais ça ne va peut-être pas durer, lui hurle-t-elle.

La femme est un mystère pour l'homme. Et le film un sablier implacable, un mécanisme précis malgré l'apparence du chaos, comme sont toujours les films de Lars von Trier.
Le rapport d'autopsie de l'enfant signale un détail, une malformation aux pieds chez l'enfant. Photographie de vacances, cet été-là, où elle est seule avec le petit. L'enfant porte ses chaussures à l'envers. Sur toutes les photos. Tout un été elle lui a enfilé, délibérément, ses chaussures à l'envers, et l'enfant de crier de douleur. Elle a raconté que sa peur des bois avait commencé quand elle avait entendu un cri dans la forêt, elle avait couru à la recherche de l'enfant, et finalement elle l'avait trouvé assis, dans la soupente de la maison. Mais le cri avait continué.
Folie et hallucination, avait doctement et assurément répondu le thérapeute : tu as imaginé les cris.
Une nouvelle fois, c'est elle qui avait raison, elle qui énonçait précisément quelque chose, elle qui n'est pas écoutée. Effacée sous un argument rationnel de poids, et ce qu'elle sait est nié. Tout comme ses besoins sont toujours niés : qu'il s'agisse de faire l'amour, de recevoir de la présence, d'énoncer ses faiblesses, ses peurs, ses envies. Parce qu'il sait ce qui est juste et bon pour elle. Il connait les femmes. Il connaît bien l'histoire des sorcières et qu'elles n'étaient pas mauvaises. Que ce sont les hommes qui les ont décrétées ainsi. Mais ce qu'il ne sait pas, c'est qu'elles étaient bel et bien hystériques, et il ne sait pas qu'elles le sont devenues parce qu'elles n'avaient que deux possibles dans un système culturel masculin : soit la vierge ou la putain, la bonne mère ou la femme indigne, qui sont les deux seuls choix bibliques pour les femmes, soit imploser et échapper à tout système. C'est à ce moment-là qu'il reçoit un coup sourd et contondant sur la tête, qu'il s'effondre, puis qu'elle lui éclate l'appareil génital d'un coup de bûche. Le procédé serait presque didactique, s'il n'y avait cette incroyable violence.

Parenthèses. Pour la violence, délirante, déployée en trois temps : éclatement de l'appareil génital, pseudo-crucifixion, excision. Elle remplit un rôle très précis de stupéfaction. Pourquoi ? Est-ce gratuit ? Est-ce trop ?
Les hommes qui ont fait brûler des sorcières par dizaines au XVIIe siècle n'étaient pas des brutes sanguinaires, ni des débiles mentaux. Il y avait cette idéologie masculine, toujours pas dépassée, certes. Mais ça ne suffit pas à faire des assassins. Il faut ajouter la stupeur. La peur brute. La femme démontée. L'hystérique sauvage qu'un simple enfermement ne suffit pas à contrôler.
C'est exactement ce qu'elle réalise. Et au XXIe siècle, il ne suffit pas de se jeter par terre, rouler des yeux blancs, et crier après Belzébuth. Donc elle y met les moyens.
Fin de la parenthèse.

Elle lui a percé le mollet et enfoncé une barre dans la jambe, avec une meule au bout, et boulonné le tout. Crucifixion. Puisque dans la Bible les hommes ont le monopole de l'amour salvateur et que par ton amour et ta volonté tu as décidé de me sauver, commence par la souffrance christique. Didactique. Et cela montre qu'elle a parfaitement intégré les codes masculins : elle a repris le jeu des épreuves auquel il la soumet. Elle aussi elle connaît le chemin, elle aussi connaît les épreuves et les étapes par lesquelles il va passer, et elle sait à quoi il va aboutir.

Il fuit. Il parvient à se réfugier dans un terrier. Elle hurle après lui. Elle hurle selon les modalités idéales de la folle dessinée par la culture masculine : détraquée, mère assassine de son enfant, jalouse dévorante, hystérique déchaînée. Elle est la synthèse parfaite de la femme dangereuse telle que la culture masculine la fantasme. Qu'avait-il écrit, in fine, sur son cône, en guise de peur suprême : « elle-même ». Il l'avait placée au sommet de la peur. Seulement, qui avait peur ? Elle ou lui ?
Caché dans le terrier, il gratte la terre, où un corbeau est enterré. Le corbeau à l'aile noire. Vieux symbole de nature satanique. Et le corbeau croasse. Attirant la démente. Alors, lui qui ne croit pas que la nature soit mauvaise, il éclate le corbeau à coups de pierre. Et il s'acharne.
Elle le retrouve grâce à ces bruits et l'extirpe du terrier.

La nature n'est pas mauvaise. Le corbeau n'est pas un agent du mal. Il est un messager peut-être, un signe certainement. Dans la maison, il bat à nouveau des ailes, attire l'attention, et c'est grâce à ce signe que Dafoe découvre l'outil qui va lui permettre de dévisser la meule enfoncée dans sa jambe.
Si la nature n'est pas mauvaise, mais autre chose, la nature dans la femme n'est pas mauvaise, mais autre chose.

Elle se tranche le clitoris. Elle sort du plaisir. Elle ne pourra plus être jouée par aucun lui. Elle tombe dans un être féminin sans jouissance. Elle se couche au sol, à disposition. Et c'est à ce moment-là qu'il se lève et qu'il accomplit ce qu'elle avait deviné, l'histoire implacable, l'histoire qu'il y aurait une erreur fondamentale à étudier comme une chose ancienne et achevée, raison pour laquelle elle a très logiquement abandonné sa thèse, il accomplit le gynocide, le meurtre des femmes dans un système culturel masculin, en l'étranglant sauvagement, tout en puissance virile, procédé qui doit être dans le Top 5 des violences conjugales conclues par un homicide. Il ne tue pas pour se protéger. Il la détruit. Il détruit ce qui lui a échappé. La créature hors de contrôle masculin.

Épilogue. Il boite. Il est frappé d'une nouvelle hallucination. Des femmes innombrables, sans visage, avancent vers lui et le dépassent, pour rejoindre l'endroit où elle est morte, elles aussi assassinées. La foule considérable avance fermement. La nature, représentée par les trois animaux du film, ni bonne ni mauvaise mais excellent vecteur pour projeter ses peurs, regarde passer.

Alors, confus et misogyne ?

Charles Robinson

romancier

travaille dans quatre directions qui souvent s’interpénètrent : l’écriture, la création sonore, la littérature live, la création numérique.